La société en temps de crise : "La Peste et le Corona" (2/2)
14 avril
Série "La société en temps de crise : perspectives de sciences humaines et sociales sur le Corona"
Dans cette période d’incertitude et de questionnements, les chercheur.e.s et les doctorant.e.s du Centre Marc Bloch souhaitent apporter leur contribution à l’analyse de l'épisode exceptionnel que le monde vit actuellement, et tenter d'éclairer quelques-unes de ses conséquences sur nos sociétés. Dans cette nouvelle rubrique, vous trouverez ainsi régulièrement de nouvelles réflexions proposées dans les différents champs de compétences des sciences humaines et sociales couverts par le Centre Marc Bloch.
1er article : "Virale Evolution - Vom worst case und Handlungsimperativen" (Andrea Kretschmann)
2e article : "La Peste et le Corona (1/2)" (Denis Thouard)
La Peste et le Corona
Par Denis Thouard, philosophe et co-responsable du pôle de recherche Pensées critiques au pluriel. Approches conceptuelles de la recherche en sciences sociales.
Article initialement publié sur le blog L'entrepôt.
Lire partie 1/2
III
« C’est un bon, c’est un excellent graphique » commenta le docteur Richard : le « graphique des progrès de la peste » montrait enfin un « long plateau » après avoir affolé les esprits « avec sa montée incessante ». « Désormais, elle ne pourrait que décroître. » (1412). On commençait de se rassurer et peut-être de se réjouir un peu « lorsque le docteur Richard fut enlevé par la peste, lui aussi, et précisément sur le palier de la maladie. » La chose avait été si rapide qu’il n’avait même pas fallu changer de paragraphe.
De fait, avant de nous proposer le retournement de la catastrophe, Camus, au quatrième acte de sa tragédie, en nourrit la péripétie. Dans le temps flottant de la diffusion épidémique, des arrêts, plateaux ou paliers, suivis de rechutes ou de rehausse, selon la perspective graphique adoptée, maintiennent la tension – on pourrait dire aussi bien : la fièvre.
« Les formes pulmonaires de l’infection qui s’étaient déjà manifestées se multipliaient maintenant aux quatre coins de la ville, comme si le vent allumait et activait des incendies dans les poitrines. […] La contagiosité risquait maintenant d’être plus grande, avec cette nouvelle forme de l’épidémie. » (1413)
On ne sait plus trop quoi penser. La courbe se stabilise, mais le danger s’accroît. Le désarroi guette. « Au vrai, les avis des spécialistes avaient toujours été contradictoires sur ce point ». Voilà le problème d’une discussion ouverte, savante et informée… C’est que l’on a besoin de l’autorité des spécialistes, l’autorité est en quête d’autorité. Il faudrait choisir les « bons » spécialistes…. C’est plus facile avec la presse. « Les journaux, naturellement, obéissaient à la consigne d’optimisme à tout prix qu’ils avaient reçue. » (1413). Mais le « sang-froid », si vanté, de la population, n’était apparemment pas tellement partagé. Les failles et les crevasses de la société confinée s’accusaient à la faveur des restrictions.
Car en attendant la grande égalisation promise par la mort, la « spéculation s’en était mêlée et on offrait à des prix fabuleux des denrées de première nécessité qui manquaient sur le marché ordinaire. Les familles pauvres se trouvaient ainsi dans une situation très pénible, tandis que les familles riches ne manquaient à peu près de rien. » (1413). La nécessité montre son visage. Et derechef la peur.
Des « vêtements démodés » faits d’« étoffes caoutchoutées et brillantes » s’arrachaient soudain en raison de leur supposée vertu protectrice grâce à laquelle « chacun espérait une immunité » (1411). Quant aux acteurs principaux, médecins et soignants, ils n’ont aucune raison de céder trop tôt à l’optimisme imposé. Les signes et les courbes peuvent bien aller dans le bon sens : « Pour plus de sûreté cependant, le personnel sanitaire continuait de respirer sous des marques de gaze désinfectés. » (1413).
Le cloisonnement confine à l’enfermement, le confinement à la prison. C’est alors que Camus place une scène qui rouvre l’espace et permet d’envisager une échappée hors de l’ambiguïté indéfinie du renfermement. Rappelons-nous que nous sommes à Oran, ville dont il est dit pour commencer qu’elle est laide et que l’on s’y ennuie. (1219) On n’y perçoit même pas le défilé des saisons. C’est, est-il aussi écrit, une ville « sans soupçon », expression étrange qui est glosée aussitôt par « tout à fait moderne » (1220). Une ville quelconque, donc.
Mais pour un port de mer, elle a cette particularité un peu ingrate qu’on n’y voit pas la mer (un peu comme Barcelone avant qu’elle ne s’ouvre sur ses plages). L’auteur n’omet pas de le préciser, quand il nous présente cette « cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme », sans doute enserrée dans un « paysage sans égal, au milieu d’un plateau nu, entouré de collines lumineuses », mais « construite en tournant le dos à cette baie », en sorte que « il soit impossible d’apercevoir la mer qu’il faut toujours aller chercher. » (1221)
Alors que la ville commence à bouillir d’impatience et de fièvre, que les perspectives d’avenir demeurent ambiguës car les signes prognostiques sont contradictoires et que le discours officiel inspire une méfiance de plus en plus fondée, une scène vient soudain poser une tache de couleur dans cette grisaille. Vers la fin de la quatrième partie, Tarrou et Rieux ont soudain le pressant désir d’un bain de mer. Les voilà bientôt au port :
« Derrière eux s’étageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. Ils montrèrent leurs papiers à un garde qui les examina assez longuement. Ils passèrent et à travers les terre-pleins couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson, ils prirent la direction de la jetée. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode et des algues leur annonça la mer. Puis ils l’entendirent. » (1428)
Ils utilisent les laissez-passer dont ils disposent en tant que personnels soignant, qui leur permettent de sortir un moment de la nasse. En même temps, il est clair qu’ils annoncent une percée hors du siège. Qui d’autre aurait pu la tenter ?
La mer, « souple et lisse comme une bête », dont les « eaux se gonflaient et redescendaient lentement » « en une respiration calme », est une puissance plus profonde que la peste[1]. En se plongeant en elle, les deux personnages se préparent à l’après de la peste, au recommencement. Ils nagent ainsi quelque temps en cadence, « solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste ». (1429). Une sorte de baptême.
La peste recule, les statistiques baissent enfin. Les signes deviennent enfin convergents et positifs. Pourtant, « il était difficile de décider s’il s’agissait d’une victoire » (1440). La maladie semblait plutôt partir comme elle était venue. Bientôt, c’est officiel. La liesse s’empare des rues. On se croirait soudain à Libération. Le narrateur, qui se dévoile à la fin de l’histoire comme étant Rieux, rappelle pour finir que l’allégresse est « toujours menacée ». (1474)
À ce moment-là, la peste n’est plus qu’un prétexte. La véritable question est celle du recommencement. Quelles possibilités de renouvellement réel ce bain de jouvence apporte-t-il ? S’est-on lavé déjà de l’expérience oppressante, négative, de l’enfermement ? Voici que les prix redescendent…
Qu’appelle-t-on « le retour à la vie normale » ? C’est la question de Cottard : « Il voulait savoir si l’on pouvait penser que la peste ne changerait rien dans la ville et que tout recommencerait comme auparavant, c’est-à-dire comme si rien ne s’était passé. » (1448) La discussion prend d’abord ces termes dans leur plus grande banalité. Mais peu à peu les interlocuteurs, ici Tarrou et Cottard, entrevoient qu’il faut aller plus loin : « tout le monde devra tout recommencer ». « D’une certaine manière, c’est une vie nouvelle qui va recommencer. » (1449). Vita nova.
IV
Non moins que l’envahissement sournois de l’épidémie qui suscite d’abord une incrédulité générale, le sujet du roman de Camus est la sortie de cet état d’auto-contrainte, de crise et de remise en question général que matérialise l’enfermement. Est-ce que tout doit reprendre son cours « comme avant » ? Ou bien n’est-ce pas la possibilité de se reprendre et d’intervenir précisément sur le cours des choses et de l’organisation de la vie humaine qui se présente ici ? Ces questions sont au centre du roman paru en 1947.
Que faire de la Résistance et de la victoire ? comment garder l’expérience d’un autre regard (moins égoïste ?) que les circonstances ont rendu possible, permettant à des aspects négligés en temps de paix, où chacun suit son quant-à-soi, de se déployer ? Ce sont les questions du journaliste de Combat, ce sont les inquiétudes du Résistant[2]. C’est qu’une fois la guerre passée, une fois le danger écarté, chacun n’a rien de plus pressé à faire que de l’oublier, de « repartir à zéro » (1449).
Qu’est-ce à dire ? il y a bien deux façons de l’entendre. Ce peut être, en effet, faire table rase, oublier ce qui est advenu, et éventuellement faire comme si cela n’était pas advenu, retrouver donc ses habitudes, une fois le mauvais rêve dissipé. Un des moyens est d’ériger un monument officiel « aux morts de la peste » (1473). On se réunit, on fait des « discours » et … l’on va « casser la croûte ». Et voilà !
Mais ce peut être aussi « recommencer » au fort que suggère Camus, à savoir reprendre sur d’autres fondements et au plus près des principes essentiels qui se sont dévoilés pendant l’épreuve. C’est la raison d’être du roman qu’il expose à la toute fin, alors que son narrateur contemple depuis la terrasse qui surplombe la ville le commencement des festivités et les premiers feux d’artifice sur le port. En contemplant ces « gerbes multicolores », Rieux décide d’écrire « pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser au moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. » (1473).
Le roman se donne comme un acte. Faire la chronique de ce qui a eu lieu, c’est d’abord témoigner, remémorer les actes et les situations. Depuis une telle récapitulation qui maintient la tension et la déchirure, une expérience collective traumatisante peut donner la possibilité d’un recommencement. On voit que Camus est déjà perplexe quant à la profondeur de celui-ci[3].
La peste nous parle-t-elle en nos temps de Corona ? Sans doute, mais pas forcément pour ce que le récit fait passer de l’épidémie, pas forcément pour la similitude des motifs ou les parallélisme manifestes. Le livre échappe à son objet pour avoir d’emblée été dans le décalage entre l’idée générale et la diversité des situations qu’elle pouvait évoquer. La rigueur de l’écriture et le maintien d’une certaine abstraction (qui a pour inconvénient sans doute que l’on ne parvient guère à s’attacher vraiment aux personnages) l’ont libéré de tout ancrage référentiel trop réaliste.
Conçu avant la Guerre (à laquelle Camus a pris sa part) dès 1938-39, le roman suit son cours autonome tout en réagissant et en commentant les événements qui ont lieu. Il reçoit en quelque sorte un contenu de l’expérience de l’Occupation et de la Résistance, tout en permettant de les commenter à distance. À la Libération, il permet de poser, grâce à son approche indirecte, les questions brulantes de l’après. En tant que chronique et témoignage, il se dresse en faux contre les tentations d’un oubli de ce qui a eu lieu, qui serait un double oubli : celui des valeurs morales de solidarité apparues au cours des années noires chez les résistants, mais non moins celui des crimes, qui comportent de l’impardonnable. La composition ouverte du projet rendait possible ce va et vient : « Il y a un plan que les circonstances d’une part, l’exécution d’autre part, modifient ». L’écriture s’efforce de mettre de l’ordre dans des fragments épars, travail d’autant plus pénible, confiait-il, « que mon anarchie profonde est démesurée. » (1935)
C’est peut-être ce qui sauve le tout. Le désordre dans la composition rendait le projet ouvert à la contingence. Malgré le risque, ce n’est pas un roman à thèse. En même temps, la sobriété de l’écriture préserve sa lisibilité. Le texte est ainsi doté de sa propre puissance interprétative. S’il peut donner une lecture oblique des événements contemporains de son écriture, sans leur être ordonné ; il peut aussi interpréter ce qui n’a pas encore lieu et même ce qui paraît échapper à sa perception romanesque, comme la situation coloniale. On a vu que le journaliste Camus est au fait des enjeux essentiels (et aveuglé par ailleurs quant à bien des aspects) alors que le roman semble ignorer tranquillement ce contexte. Mais en l’ignorant si manifestement, rien ne dit qu’il ne permette pas de s’y affronter, ni que sa leçon de solidarité ne puisse être reçue de ceux qui n’apparaissent pas en lui et paraissent oubliés. Si le roman a gagné son pari d’universalité, il ne peut en aller autrement.
Nos contemporains sont-ils prêts à leur tour à se laisser interpréter par un tel roman ? Et dans ce cas, que leur dirait-il ?
Un gain immédiat est qu’il permet d’objectiver, en les anticipant, les réactions collectives : la peur, l’espoir, l’impatience, le découragement. Il dit particulièrement bien l’incrédulité d’une part, la solidité des habitudes, l’être dans le confort qui n’a plus la capacité d’imaginer que les choses pourraient en aller autrement. Il prévient d’autre part les recours farfelus de la crédulité. Il trouve les mots pour décrire la fréquentation quotidienne du drame et le malaise d’une catastrophe qui se traduit par des informations chiffrées, des graphiques à interpréter, et des cadavres qu’on va enterrer à la sauvette.
Il sait dire la séparation et l’exil qui résultent de l’enfermement. Sans doute cette dimension est-elle à même de nous parler plus fortement encore, nous qui nous sommes peu à peu habités à considérer les déplacements comme une dimension essentielle de notre mode de vie. Le blocus de la ville donne ici à penser.
Mais c’est sans doute dans l’attention à la permanence de la peste après qu’elle a passé que le texte de Camus est porteur d’un « message ». La fin de l’épidémie ne peut signifier un retour à la « normale » si l’épidémie a pu avoir prise sur une société affaiblie, d’emblée prise de cette fatigue morale comme ces Français « fatigués d’avance en 1940 »[4].
Et si l’effondrement des économies, la bravoure des soignants, la conscience retrouvés de « nos concitoyens », la révolte contre les hypocrisies des discours officiels, l’indignation contre leur teneur bonapartiste, la disposition soudain d’un temps d’abord vide et inquiétant, hors rythme, n’étaient pas l’occasion de … recommencer autrement ?
Denis Thouard (mars-avril 2020)
[1] Une variante donnée par Roger Quilliot dans l’édition Pléiade tirée du premier manuscrit terminé en janvier 1943 suggère une tentation nihiliste dans cette scène capitale : « Rieux s’arrêta le premier en songeant soudain à la profondeur qui se creusait sous ses pieds. Il en sentait l’attirance et l’oubli. Il lui semblait que sa longue fatigue trouverait enfin un repos dans le cœur d’eau et de sel d’une vie encore inexplorée. Stephan [nom d’un personnage alors envisagé, remplacé ici par Tarrou] revenait déjà vers lui et soufflait l’eau en avançant. « La mer est bonne », dit-il d’une voix essoufflée qui parut imperceptible au-dessus des eaux. « Oui, dit Rieux, on a presque envie de se laisser couler. » C’est vrai, mais ça empêcherait de recommencer…. » (2001).
[2]Actuelles I donne en quelque sorte un commentaire par anticipation de La peste. Voir A. Camus, Essais, édités par R. Quilliot, Paris, Gallimard, Pléiade, 1965 (cité Essais).
[3] Voir l’article de Combat paru le 10 mai 1947, intitulé « La contagion » dont il est opportun de citer quelques passages : « Il n’est pas douteux que la France soit un pays beaucoup moins raciste que tous ceux qu’il m’a été donné de voir. C’est pour cela qu’il est impossible d’accepter sans révolte les signes qui apparaissent, cà et là, de cette maladie stupide et criminelle. [suivent quelques exemples]. Oui, ce sont là des signes. Mais il y a pire. On a utilisé en Algérie, il y a un an, les méthodes de la répression collective [il fait allusion aux massacres de Sétif de mai 1945]. Trois ans après avoir éprouvé les effets d’une politique de terreur, des Français enregistrent ces nouvelles avec l’indifférence des gens qui en ont trop vu. Pourtant, le fait est là, clair et hideux comme la vérité : nous faisons, dans ces cas-là, ce que nous avons reproché aux Allemands de faire. […] C’est pourquoi il est nécessaire de dire clairement que ces signes, spectaculaires ou non, de racisme révèlent ce qu’il y a de plus abject et de plus insensé dans le cœur des hommes. Et c’est seulement quand nous en aurons triomphé que nous garderons le droit difficile de dénoncer, partout où il se trouve, l’esprit de tyrannie et de violence » (Essais, 321-323).
[4] Article de Combat, 29 octobre 1944, dans Essais (278).
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Denis Thouard
thouard ( at ) cmb.hu-berlin.de