Silence et prise de parole : Der Bericht
10 septembre
Silence et prise de parole : les intellectuels communistes dans les sociétés de type soviétique.
Colloque des 14-15 juin 2013
Centre Marc Bloch, Berlin
Co-organisé par l’Institut des Sciences du Politique (CNRS-Université de Paris-Ouest-Nanterre), le CERCEC (EHESS), L’institut Ludwig Boltzmann (Vienne),
avec l’aide de la Rosa-Luxemburg-Stiftung (Berlin), de l’Université de Paris-Ouest-Nanterre
et le financement du CIERA (PFR)
Programme:
En marge des recherches consacrées aux sociétés de type soviétique qui privilégient l’étude de la dissidence, de la répression et des rapports de/au pouvoir politique, ce colloque portait sur une catégorie d’acteurs sociaux peu étudiée : celle des intellectuels gagnés au projet de société et déçus par sa mise en pratique mais, qui, par loyauté, restaient au sein du parti. Si le schéma de Alfred O. Hirschman (Exil-voice-loyalty) pouvait, dans un premier temps, servir de cadre conceptuel, ainsi que cela avait été précisé dans l’appel à communication, il devait être prolongé en mettant l’accent sur la loyauté. Négligée dans l’historiographie de l’expérience soviétique postcommuniste, cette catégorie d’acteurs sociaux peut être repérée dans les mémoires, journaux personnels et autobiographies (ego-documents) rendus publics après le « tournant ». Par-delà les démarches (auto)justificatives, sont souvent relatées des tentatives de prise de parole au sein des partis (ou unions professionnelles), tandis que l’on s’interdisait toute expression critique à l’extérieur. Les archives des différents PC confirment, à des degrés divers, ces tentatives de prises de parole. Sans nier d’autres facteurs à l’origine d’attitudes, le postulat de la contrainte était volontairement mis de côté afin de ne pas évacuer la question du choix.
La temporalité de la loyauté étant à relier à ces dates-charnière que sont 1953, 1956, 1968 et 1981 selon les pays, il s’agissait à chaque fois de réinscrire dans le contexte politique national la question du comportement social des intellectuels au sein du Parti. Trois figures pouvaient paraître emblématiques de cette attitude : G. Lukacs, en Hongrie, Adam Schaff, en Pologne et Jürgen Kuczynski en RDA. Pour autant, dans quelle mesure pouvait-on trouver d’autres « Linientreuen Kommunisten » (cet oxymore attribué à Jürgen Kuczynski qui nous avait semblé pertinent), dans chacune de ces sociétés ? Comment s’était effectuée leur prise de parole ? Quel avait été le ratio du coût/bénéfice de la prise de parole alors évalué ? Quel rôle jouèrent ces communistes « dissidents » au sein du parti et quelle influence eurent-ils en définitive sur la dissidence, soit la prise de parole publique ?
Le premier bilan que l’on peut tirer de ce colloque, c’est qu’il tint ses objectifs en abordant l’ensemble de ces sociétés : Albanie, Bulgarie, Hongrie, Pologne, RDA, Roumanie et Tchécoslovaquie. C’est ainsi qu’ont pu émerger des figures jusqu’ici discrètes, voire inconnues, représentatives de cette catégorie dans l’ensemble de ces sociétés : la sociologue Erika Kadlecova (Ondrej Matejka, Université Charles, Prague), le journaliste Sandor Haraszti (Anne-Marie Losonczy, EPHE, Paris), le dramaturge Heiner Müller (Kristin Schulz, Université Humboldt, Berlin), le sociologue Miron Constantinescu (Stefan Bosomitu, Institut pour la mémoire de l’exil, Bucarest), le psychologue Ferenc Merei (Horvath Zsolt, université Elte, Budapest), le mathématicien Mihai Botez (Ana Maria Catanus, Romanian Academy, Bucarest), le théoricien agraire Jerzy Tepicht (Jean-Charles Szurek, ISP-Université Paris-Ouest Nanterre), tandis que Klinga Kuligowska (Marburg Institut) croisait les biographies de Leslek Kolakowski, Bronislaw Baczko et Zygmunt Bauman, que Helmut Fehr (Akademia TU Bielsko-Biala) comparait les intellectuels communistes en Pologne, Tchécoslavaquie et RDA) et que Artan Fuga (Université de Tirana) et Ivaylo Znepolski (université de Sofia) abordaient la question à partir de groupes, celui des « dissidents staliniens » en Albanie, opposés à la ligne de rupture avec l’URSS d’Enver Hodja) et celui de philosophes « révisionnistes » revendiquant l’autonomie scientifique à l’université de Sofia à la suite du 20e congrès du PCUS et du rapport Khrouchtchev. Libora Oates-Indruchova (Luwig Boltzmann Institute) mettait de son côté l’accent sur les rapports entre censure, capital social et statut d’auteurs en Tchécoslovaquie normalisée.
Bien que l’émergence de ces figures ait permis dans chaque cas une incursion au cœur du système, elle autorisait surtout à saisir, à travers l’examen de trajectoires individuelles, les différences du mode de relation de chaque parti communiste avec ses intellectuels. Ces derniers se sont avérés les « vaincus » de l’histoire (on pense ici surtout aux intellectuels communistes est-allemands dont Christa Wolf fut le porte-parole) dont la vision, lorsqu’ils l’ont exprimée, pourrait être plus « profonde » (R. Koselleck) – du point de vue de l’entendement interne du régime - que celle des vainqueurs. Mais ce loyalisme vis-à-vis de ses propres idéaux de jeunesse exprimé au mieux, comme aime à le souligner le politiste Michel Dobry, dans Partie de chasse d’Enki Bilal (1983), posait la question de la stabilité de l’habitus sur plusieurs décades. Chaque cas ici exposé attestait de stratégies diverses et c’est à un inventaire des différences et des spécificités qu’on put conclure.
Tandis que la plupart des participants étaient de jeunes chercheurs est-européens, leurs communications ont été discutées par des chercheurs confirmés dans le domaine : Muriel Blaive (Ludwig Boltzmann Institute), Sonia Combe (ISP), Aurélie Denoyer (Centre Marc Bloch), Marie-Elisabeth Ducreux (CNRS), Catherine Gousseff (EHESS), Jens Gieseke (ZZF, Potsdam), Béatrice von Hirschhausen (CMB), Sandrine Kott (Université de Genève), Jean-Charles Szurek (ISP). Introduit par Patrice Veit, directeur du Centre Marc Bloch, le colloque fut conclu par Michel Dobry (Université de Paris 1). Fidèle au principe de mise à contribution des témoins à l’écriture de leur propre histoire, il devait s’achever par une table ronde qui réunit des intellectuels anciens membres du Parti. L’historienne Annette Leo (RDA), le philosophe Ivaylo Znepolski (Bulgarie) et le journaliste Daniel Passent, qui eut la générosité d’accepter de remplacer Karol Modzelewski (Pologne), firent part de leur expérience respective, tandis que, voix de l’ « Ouest », la sociologue (Paris-Montréal), Régine Robin relatait la position de nombre d’intellectuels communistes français au sein du PCF.
Etude transversale et comparative, la question de la prise de parole et du silence abordée à partir de figures exhumées et emblématiques du monde communiste est-européen a paru à l’ensemble des participants nécessiter un prolongement par une recherche élargie aux républiques de l’Union soviétique. Plusieurs réponses à l’appel à communication auxquelles il n’a pu être répondu favorablement dans la mesure où il avait été décidé de se limiter aux pays satellites proposaient l’examen de cas de figures de « dissidents » silencieux que la recherche sur les sociétés de type soviétique commence à entrevoir et qu’il serait judicieux d’encourager. On pense ici notamment à l’étude de l’historien américain, Stephen Cohen, sur les communistes survivants du Goulag (The victims return, 2010) que devraient étayer des mémoires, autobiographies – ou encore des premières études prosopographiques entreprises par la recherche russe sur l’expérience communiste.
Sonia Combe, août 2013