La société en temps de crise - Comprendre et agir face à la pandémie (1/2)
01 juin
Série "La société en temps de crise : perspectives de sciences humaines et sociales sur le Corona"
Dans cette période d’incertitude et de questionnements, les chercheur.e.s et les doctorant.e.s du Centre Marc Bloch souhaitent apporter leur contribution à l’analyse de l'épisode exceptionnel que le monde vit actuellement, et tenter d'éclairer quelques-unes de ses conséquences sur nos sociétés. Dans cette nouvelle rubrique, vous trouverez ainsi régulièrement de nouvelles réflexions proposées dans les différents champs de compétences des sciences humaines et sociales couverts par le Centre Marc Bloch.
1) : "Virale Evolution - Vom worst case und Handlungsimperativen" (Andrea Kretschmann)
2) : "La Peste et le Corona (1/2)" (Denis Thouard)
3) : "La Peste et le Corona (2/2)" (Denis Thouard)
4) : "La pandémie Covid-19 au prisme de la Peste Noire" (Pierre Monnet)
5) : "What crisis? Corona as a socio-ecological shock" (Judith Nora Hardt)
6) : "L'Ukraine et sa double peine" (Sophie Lambroshini)
Comprendre et agir face à la pandémie :
ce que la crise sanitaire du covid-19 révèle de l’articulation des solidarités dans les systèmes des politiques sanitaires et sociales en Europe (et ailleurs)
par Olivier Giraud, Lise CNRS, Paris, Camille Noûs, Cogitamus Laboratory, Nikola Tietze, Wiku-Fellow, Centre-Marc-Bloch, Berlin
Illustration : Yamna Assoubay
19 mai 2020
1re partie
Les informations qui nous parviennent en ces temps de crise sanitaire sur les nombres de cas d’infection au Covid-19, le statut sanitaire des personnes, les mesures de santé publique ou encore les conséquences économiques et sociales de la pandémie enferment nos points de repère dans le cadre national. Cependant, la pandémie est au moins autant un défi global et régional que national. Les responsables politiques européens le disent aujourd’hui dans le sillage des organisations internationales comme l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) : dans notre monde densément interconnecté, la domestication du Covid-19 et la gestion des conséquences sociales de la pandémie requièrent des coordinations entre nations et le recours aux connaissances produites aux échelles locale et internationale. Or pour l’heure, les représentations cartographiques et statistiques nationales découpent l’espace et le temps non pas selon les circulations du virus, mais selon les frontières des Etats nationaux.
Ce cadrage national dissimule cependant deux réalités cruciales de la crise actuelle. En premier lieu, il masque les échanges économiques et financiers globalisés, les mobilités transfrontalières touristiques ou professionnelles, les migrations, les modes de vie multi-situés, notamment dans l’Union européenne, les interactions internationales des scientifiques dans la production des connaissances, etc. En second lieu, ces représentations font passer en arrière-plan les spécificités locales, les coopérations et dépendances transfrontalières, les particularités socio-économiques ou communautaires des quartiers, les solidarités de petite échelle, les différences entre groupes professionnels, petites et grandes entreprises, configurations familiales, etc. Or, les circulations du virus semblent davantage suivre les routes transnationales des denses réseaux commerciaux ou religieux, de la main d’œuvre plutôt que de sagement obéir aux frontières étatiques. De plus, la gestion des conséquences de la pandémie repose beaucoup sur la capacité des acteurs locaux (municipaux, associatifs ou économiques) à échanger des informations, évaluer les statistiques et établir des données chiffrées sur les besoins et les risques, notamment dans le but de coordonner les actions sanitaires ou d’organiser l’aide d’urgence.
En Europe, la protection sociale a souvent été pensée de façon positive, comme une réponse à l’avancée du marché et aux destructions qu’il occasionne mécaniquement, comme un moyen de stimuler la demande économique ou encore de contribuer à des objectifs plus politiques comme l’intégration sociale ou la lutte contre les inégalités. Depuis bientôt 40 ans cependant, le marché, au moins selon ceux qui se veulent ses porte-paroles, est censé ne plus être compatible avec les dépenses sociales. Comment la crise pandémique actuelle redistribue-t-elle les cartes des relations entre marché et protection sociale ? Les dépenses sanitaires et sociales retrouvent-elles, dans le contexte actuel, la vertu de simultanément protéger la population et de maintenir à flot l’économie ? Ou les protections sanitaires et sociales sont-elles une menace pour le marché « pires que le virus lui-même » ? A quelles échelles construire les savoirs pour comprendre les tensions ou complémentarités entre protection sociale et préservation du marché ? Faut-il mettre fin au multilatéralisme ou, au contraire, repenser les dispositifs de coordination intra-, inter- et transnationale, notamment européenne ?
Ces questions nous conduisent à proposer une perspective sur les jeux d’échelles dans la production des connaissances sanitaires et sociales et des dynamiques d’action publique qui mettent en œuvre les solidarités. Définition et traitement des problèmes, leur inscription dans des dispositifs juridiques et des procédures administratives, et fabrication et mise en œuvre des instruments des solidarités interagissent alors avec les logiques de marché. Les échelles de l’Etat social sont des espaces d’interaction sociale forgés à la fois par les capacités à agir sur la base de ressources financières, matérielles ou organisationnelles des acteurs, leurs réseaux ou encore leurs capacités de mobilisation sociale, mais aussi par des contraintes et opportunités institutionnelles. Nous appuyons l’analyse de la production de connaissances et de dispositifs de coordination relevant de l’activation des solidarités sur un tel cadre d’analyse en termes d’échelles.
Dans notre réflexion, deux points de vue sur les jeux d’échelles des solidarités sont distingués. Dans un premier temps, nous repartons des espaces nationaux pour distinguer différents modèles d’articulations entre les échelles infranationales. Dans différents pays, et aux différentes échelles, le rapport au marché, et de façon plus large au privé, est devenu une variable structurante qui transforme en profondeur les relations entre les échelles d’action publique dans le domaine sanitaire et social. Dans un second temps, l’analyse porte sur les jeux d’échelles trans- et internationales de la construction et du traitement des enjeux sanitaires et sociaux. La fabrication des normes et des droits, l’établissement et l’usage des dispositifs de coordination, les interdépendances des acteurs et le rapport au marché sont les éléments clés de l’analyse.
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Contact:
Nikola Tietze
Nikola.Tietze ( at ) wiku-hamburg.de