Leben am Centre

Bloch'Notes - Revisiter la Seconde Guerre mondiale en Europe du Sud-Est: la division SS Handschar comme objet et comme prisme

24. Juni 

Par Xavier Bougarel

La recherche que je poursuis actuellement au Centre Marc Bloch porte sur la 13e division SS Handschar. Créée en 1943, composée pour l’essentiel de musulmans de Bosnie-Herzégovine soumis à un encadrement allemand, cette division se situe au point de rencontre des deux thèmes que je traite en parallèle depuis le début des années 1990 : l’islam d’une part et la guerre d’autre part. De plus, il s’agit d’un sujet extrêmement sensible en ex-Yougoslavie : en simplifiant, les nationalistes serbes accusent cette division de tous les maux, tandis que les Bosniaques passent son existence sous silence ou lui trouvent toute sorte de justifications.

Photo: Nathalie Clayer / Xavier Bougarel, Les musulmans de l'Europe du Sud-Est (XIXe-XXe siècles), Paris: Karthala, 2013.

Nouvelles du fonds

Dans un premier temps, j’ai voulu m’appuyer sur des entretiens avec des vétérans de cette division. Mais soixante-cinq ans après les faits, les mémoires sont souvent pauvres et confuses. Je me suis alors tourné vers les archives ex-yougoslaves, dont j’ai découvert la richesse en même temps que les difficultés d’accès dans un contexte de déliquescence et d’appauvrissement des institutions publiques : cela va des archives militaires de Belgrade, extrêmement procédurières et suspicieuses, à d’autres archives que je ne citerai pas, où règnent le copinage et la corruption, en passant par celles de la ville de Sarajevo, où les archivistes tuent le temps en jouant au football entre les rayonnages. Tout ceci a un côté amusant et comporte quelques bonnes surprises, notamment quand une porte bloquée depuis des mois s’ouvre soudainement sans raison évidente, mais génère également fatigue et humiliation. Mon expérience naissante des archives allemandes me laisse penser que mes recherches vont désormais suivre un cours plus tranquille et prévisible.

Une religiosité bien tiède

Au début, je me suis surtout intéressé à la place de la religion dans cette division SS, conçue par les hauts responsables de la SS, dont Heinrich Himmler, comme un lieu de convergence entre national-socialisme et islam. Si la Waffen-SS a accepté la présence d’imams militaires, ce n’est pas seulement pour encadrer la vie religieuse mais aussi pour orchestrer la radicalisation idéologique de la troupe. Ce projet s’est avéré largement illusoire: parmi les imams, certains ont certes bel et bien agi en commissaires politiques, mais beaucoup d’autres se sont vus comme de simples aumôniers militaires. A la fin de l’année 1944, quelques-uns ont déserté, deux autres ont été fusillés pour refus d’obéissance. La troupe elle-même apparaît peu idéologisée : une majorité des soldats a été mobilisée de force et ceux qui se sont portés volontaires l’ont souvent fait pour les avantages matériels qu’offrait la Waffen-SS, à une époque où la Bosnie-Herzégovine était une société rurale, pauvre et ravagée par la guerre. La troupe était également peu pratiquante, consommant eau-de-vie et viande de porc et profitant du temps réservé à la prière du vendredi pour faire la sieste ou vaquer à ses occupations. On est donc loin des « jihadistes fanatiques » dont parlent certains auteurs serbes, américains et israéliens. C’est sur la base de ce constat que j’ai décidé avec Raphaëlle Branche et Cloé Drieu d’organiser un colloque intitulé « Far from jihad. Combattants of Muslim Origins in European Armies in the 20th Century », qui s’est tenu les 22 et 23 mai 2014 à Paris, à la Cité nationale pour l’histoire de l’immigration.

Une guerre fluide et brutale

Xb Photo 2Peu à peu, je me suis rendu compte que se focaliser sur le caractère musulman de la division Handschar conduisait à négliger d’autres réalités tout aussi importantes et inattendues. Il est par exemple frappant de constater que les soldats SS musulmans pour lesquels nous possédons des données biographiques – essentiellement à travers les jugements des tribunaux – ont changé trois ou quatre fois de camp pendant la guerre, naviguant d’une armée à l’autre au gré des opportunités et des avantages proposés. A la fin de l’année 1944, des milliers de soldats SS ont déserté pour rejoindre les partisans ou d’autres formations militaires. Ce caractère fluctuant et pragmatique des engagements militaires, ces masses mouvantes de combattants passant d’un camp à l’autre obligent à revoir l’image traditionnelle de la guerre comme un affrontement entre des camps clairement délimités. Un autre aspect du conflit qui m’occupe désormais beaucoup est celui des crimes de guerre : la division Handschar a commis de nombreux massacres, mais la manière dont la Commission yougoslave pour l’établissement des crimes de guerre a documenté ces crimes après 1945 les réduit le plus souvent à des listes décontextualisées de victimes et ne permet pas d’en comprendre la logique. L’analyse fine de chacun de ces massacres (par exemple : tue-t-on surtout les hommes ou surtout les femmes et les enfants ? brûle-t-on les villages ou pas ? etc.) et leur cartographie précise rendront ces crimes lisibles et mettront en évidence la stratégie de lutte anti-partisanne. C’est sans doute en Allemagne, à Berlin, à Fribourg ou à Ludwigsbourg, que se trouvent les clés d’explication absentes de l’ex-Yougoslavie. 

Photo: Affiche de propagande appelant à s'engager dans la Waffen-SS.

Revisiter la Seconde Guerre mondiale en Europe du Sud-Est

Xb Photo 1 BisDans ces conditions, ma recherche sur la division Handschar cessera d’être anecdotique et pittoresque pour contribuer à une relecture plus générale de la Seconde Guerre mondiale en Europe du Sud-Est, où l’histoire reste prisonnière des cadres nationaux et des clivages idéologiques nés de la Guerre froide. L’histoire politique et militaire y domine en effet sans partage, avec un usage des sources peu judicieux et un style de narration passablement soporifique. Sur la base de ce constat, nous sommes en train de monter avec le Centre Marc Bloch, le Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques de l’EHESS et la Lehrstuhl für südosteuropäische Geschichte de l’Université Humboldt de Berlin un projet intitulé « Nouvelles approches de la Seconde Guerre mondiale dans l’Europe du Sud-Est », à laquelle seront associés des chercheurs sud-est européens et des doctorants de toute l’Europe. Puisse ce projet contribuer au renouvellement des thématiques étudiées et aider à resituer l’Europe du sud-est dans l’histoire européenne de la Seconde Guerre mondiale !

Photo: Monument en mémoire des victimes du massacre de Vrsani en mars 1944. 

Zusammenfassung (DT)

Bei der Feldforschung zur 13. Waffen-Gebirgs-Division der SS Handschar im ehemaligen Jugoslawien begegnen sich zwei Hauptforschungsgebiete Xavier Bougarels: Islam und Krieg. Bei Recherchen zur Rolle der Religion im nationalsozialistischen Ideologiegefüge stößt er auf häufige Frontenwechsel und unerforschte Kriegsverbrechen der Division, die Anlass zu einer neuen Lesart des 2. Weltkrieges in Südeuropa, jenseits von Politik- und Militärgeschichte, geben. Ein neues Kooperationsprojekt von Centre Marc Bloch, Humboldt-Universität zu Berlin und EHESS unter Beteiligung südosteuropäischer ForscherInnen und DoktorandInnen will sich dieser Fragen künftig widmen.

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