Leben am Centre

Hommage à Emmanuel Terray

04. April 

Emmanuel Terray (1935-2024)

Emmanuel Terray, qui vient de disparaître, fut notre collègue au Centre, à ses tout débuts, lorsque nous logions encore le long de la Spree, Schiffbauerdamm, non loin du « Berliner Ensemble », dont la cantine était devenue la nôtre. Pour l’anthropologue, dont l’Afrique avait constitué jusque-là le terrain, cet observatoire de la transition à l’Est que fut le Centre Marc Bloch s’avéra un tremplin pour s’immerger dans l’histoire allemande. Il profita de son séjour de trois années, entre 1991 et 1994, pour écrire ce merveilleux recueil d’observations que fut Ombres berlinoises. Voyage dans une autre Allemagne (Éditions Odile Jacob), dont il pensait qu’il serait obsolète à peine rédigé. Pour notre plus grand bonheur, il n’en est rien.

Berlin, ville hantée, est une scène sur laquelle des ombres peuvent surgir, à tout moment, tout près de vous, tout près de nous désormais. Ainsi, à deux pas du Centre aujourd’hui situé sur la Friedrichstrasse, à l’angle de la Leipziger Strasse et de la Wilhelmstrasse,

se trouve l’ancien ministère de l’Air de Goering, construit en 1936 dans le plus pur style nazi et [qui] échappe par je ne sais quel miracle aux destructions de la guerre (…) sur lequel la RDA jette son dévolu (…) et, afin que le sceau du socialisme soit apposé sur le bâtiment, sa façade est décorée d’une vaste mosaïque, due à Max Lingner (…). C’est devant elle que s’assemble le 17 juin 1953 les ouvriers de la Stalinallee (…). Après la chute du Mur, les lieux sont occupés par la Treuhand, office chargé de privatiser les entreprises publiques (…) Quant à la date, il s’agit bien entendu du 9 novembre, qui marque pour la ville un triple anniversaire : la proclamation de la République en 1918, la tristement fameuse « Nuit de cristal » en 1938 et le renversement du Mur en 1989. Ainsi sont réunis en un point unique de l’espace et du temps les extrêmes contrastés par où notre siècle est passé, écrivit Emmanuel Terray en 1996.

Bien sûr, les friches industrielles jonchant les jachères urbaines, cicatrices de la ville, qu’il note à cette date sont de moins en moins nombreuses. Le Berlin chantiers qu’écrivit quelques années plus tard, à la suite d’Emmanuel Terray, Régine Robin, s’est étendu, inlassablement en dé-construction, re-construction, tandis que l’immobilier dévore les terrains vagues en voie d’extinction. Ville mutante, les ombres et fantômes n’ont pas pour autant disparu. Les passés refoulés reviennent toujours, mais toujours de façon pathologique relève l’anthropologue. Espérons qu’il ne s’agit pas d’une prophétie.

Sonia Combe, 4 avril 2024

Le Centre Marc Bloch s'associe à cet hommage rendu à Emmanuel Terray par Sonia Combe, chercheuse associée à notre Institut. Emmanuel Terray a endossé un rôle très important lors des premières années de création du Centre Marc Bloch. Nous adressons toutes nos condoléances à sa famille et à ses proches.