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Gesellschaft im Krisenmodus - La pandémie Covid-19 au prisme de la Peste Noire

April 16 

Serie "Gesellschaft im Krisenmodus: Geistes- und sozialwissenschaftliche Perspektiven auf Corona"

In dieser Zeit der Ungewissheit wollen die Wissenschaftler*innen des Centre Marc Bloch einen Beitrag zur kritischen Betrachtung des außergewöhnlichen Moments leisten, den die Welt derzeit durchlebt. Aus der Perspektive der verschiedenen am Centre Marc Bloch vertretenen Forschungsfelder beleuchten sie in dieser neuen Rubrik regelmäßig die Auswirkungen der "Corona-Krise" auf unsere Gesellschaften.

1. Artikel: "Virale Evolution - Vom worst case und Handlungsimperativen" (Andrea Kretschmann)
2. Artikel: "La Peste et le Corona (1/2)" (Denis Thouard)
3. Artikel: "La Peste et le Corona (2/2)" (Denis Thouard)


La pandémie Covid-19 au prisme de la Peste Noire

par Pierre Monnet, historien, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et Directeur de l'Institut franco-allemande de sciences historiques et sociales à Francfort-sur-le-Main.

(édition allemande publiée sur le site Wissen Bildung Gemeinschaft)

Un proverbe français dit que « comparaison n’est pas raison ». Dans son ancienne sagesse, la formule indique d’une part que comparer ne justifie pas toujours une conclusion et de l’autre ne relève pas toujours d’une opération intellectuelle raisonnable. Et pourtant, grande est la tentation, bien des observateurs ou des journalistes ne s’en sont d’ailleurs pas privé de nos jours, de comparer la pandémie actuelle aux grandes épidémies que l’humanité a pu connaître par le passé. Parmi elles, la peste qui a ravagé l’Europe et l’ensemble du bassin méditerranéen à compter de 1348 et s’est installée pendant des siècles au cœur de la vie sociale, sanitaire et culturelle du continent, constitue évidemment un fait comparatif de premier choix.

Pourquoi cette séduction ? Tout d’abord, comme c’est censé être le cas pour l’actuelle épidémie, la Peste est prétendument arrivée d’Asie, suivant un chemin d’est en ouest qu’empruntaient depuis longtemps les hommes et les produits. Si tel est bien le cas, cela signifie que dès le XIVe siècle et même avant, les grandes civilisations culturelles et économiques sont déjà connectées, dans une forme de circulations à grande échelle que l’on n’appelle pas encore « globalisation » mais qui permettent à des marchands, des articles de commerce et donc aussi à des virus ou des maladies de traverser de très longues distances. Au demeurant, c’est à peu près le même phénomène qui s’était produit, d’Orient en Occident, lors de la peste dite de Justinien qui, venue d’Asie centrale, avait ravagé du milieu du VIe siècle au milieu du VIIIe siècle l’ensemble du bassin méditerranéen et d’une partie de l’Europe continentale jusqu’en Angleterre. En tout état de cause, le chemin suivi par la maladie emprunte celui de la route de la soie, avec ses branches venues de Chine, d’Asie centrale et des Indes. Dans le cas de la peste du milieu du XIVe siècle, on parie là aussi avec une relative certitude sur une origine asiatique. La propagation, on le sait car cette peste tardo-médiévale est la première pandémie à être aussi bien documentée par l’écrit, a commencé à s’introduire en 1346 dans le carrefour méditerranéen lors du siège du comptoir marchand de Caffa en Mer Noire par les troupes mongoles. Des navires génois ont ensuite emporté et disséminé la peste avec eux, d’abord à Constantinople puis en Italie à l’automne 1347. La péninsule, comme c'est le cas aujourd’hui, fut donc la première et la plus durement touchée, sans doute en raison à l’époque de son ouverture « mondiale » par le biais de ses marchands, de ses bateaux et de ses ports. Dès le début de l’année 1348, la peste gagne l’Espagne, le royaume de France, remonte le long des fleuves et des grandes routes, notamment par les chemins de pélerinage ou les grands centres de rencontre de la chrétienté, tels les sanctuaires à reliques ou bien Avignon qui hébergeait alors la papauté. Elle atteint le Saint-Empire et le Nord du continent en 1349 et touche enfin la Scandinavie et la Russie en 1351. A cette date, on peut estimer que les grandes régions connues et peuplées du monde du milieu du XIVe siècle sont alors touchées : Asie, sous-continent indien, Proche-Orient, empire byzantin, Afrique du Nord (les données manquent, un peu comme aujourd’hui, pour savoir dans quelle mesure l’Afrique subsaharienne est concernée), Europe du Sud, du centre et du Nord, Russie.

Si donc des éléments de propagation et de diffusion de la maladie (routes, fleuves, lieux de concentration des populations, villes…) peuvent être rapprochés entre hier et aujourd’hui, la chronologie de la pandémie est plus lente : de trois à quatre ans pour faire le tour du bassin méditerranéen et des pourtours européens. Autre différence de taille : les taux de mortalité. Ce qui frappe en effet les contemporains au plus fort de la peste, entre 1348 et 1350, c’est l’aspect massif de la morbidité. En quelques semaines, des villes et des provinces entières se vident de 30% à 40% de leur population, certaines cités ou certaines contrées plus densément peuplées attestant des taux proches de 60%, un peu comme si aujourd’hui le virus devait finir par faucher des dizaines de millions de sujets dans chaque pays touché. Par ailleurs, on estime que 60% des personnes contaminées n’en réchappaient pas. Autre élément de variation : toutes les couches et tous les âges de population ont été touchés au milieu du XIVe siècle, sans distinction entre jeunes et vieux, ou entre personnes bien portantes ou déjà affaiblies par d’autres pathologies. Par ailleurs, et là encore ce phénomène a inspiré des réflexes de comparaison à plusieurs siècles de distance, certaines régions ont été plus durement touchées que d’autres : de manière générale, les pays du Sud, Italie, Espagne, Midi de la France, ont payé entre 1348 et 1350 un tribut plus important que le Nord de l’Europe, certaines contrées demeurant même plus ou moins épargnées, telle cette « poche géographique » qui s’étendait du Brandebourg à l’actuelle Pologne et au royaume de Bohême. Les chroniqueurs du temps d’ailleurs avaient déjà observé et tenté d’expliquer cette situation, attribuant cette différence de traitement dans ces régions spécifiques d’Europe centrale non pas à une volonté divine mais à une densité de population moins forte, à une urbanisation moins poussée, à une présence plus importante de forêts coupant les voies de communication, à un cheptel différent, et, comme le notait un historien de la cour de l’empereur Charles IV de Luxembourg (1316-1378), « à la présence d’un vent plus frais soufflant sur les collines ». Car, si cette peste du milieu du XIVe siècle a frappé les esprits par sa violence, elle a aussitôt déclenché des essais de compréhension, qui privilégièrent d’emblée, sur le plan médical, deux caractères constants : la transmission par contact de l’homme à l’homme et la propagation par voie aérienne. Il est intéressant que ces deux dimensions demeurent aujourd’hui aussi présentes dans les grands discours interprétatifs, notamment touchant le rôle de la transmission par la proximité des corps et de la respiration. A défaut d’avoir développé aussitôt des mesures de confinement ou imposé le port du masque, les populations tardo-médiévales ont tout de même cherché à se protéger : garder sa maison, fuir et s’isoler à la campagne pour les plus riches (le cas n’est pas sans rappeler des réflexes observés aujourd’hui chez les propriétaires urbains de résidences secondaires), purifier l’air. En revanche, ce que l’on ne trouve pas en 1348-1350 c’est l’intervention publique et contraignante des Etats. A cela plusieurs raisons. Même si les cours des rois, des princes, du pape, ont fait appel assez tôt à l’expertise de médecins, qui étaient d’ailleurs formés depuis peu et de plus en plus dans certaines grandes universités, il n’existe pas encore ce que l’on pourrait appeler une politique sanitaire publique, ni de système hospitalier centralisé ou subventionné par l’impôt. La seule institution en première ligne alors, disons tels les soignants d’aujourd’hui, était l’Eglise qui occupait depuis des siècles ce rôle caritatif et sanitaire. On a beaucoup glosé sur l’opulence et la corruption de l’Eglise de la fin du Moyen Age, et certains prélats de fait n’ont pas donné le meilleur exemple en fuyant leurs ouailles dès le début de l’épidémie. Mais dans sa très grande majorité, l’institution ecclésiastique, la seule institution totale qui au fond tenait l’ensemble de la société au quotidien, a répondu aux défis de la peste et un très grand nombre de moines, moniales, frères mendiants, diacres, prêtres de paroisse ont laissé leur vie au service des populations décimées.

Car, et c’est là aussi la grande différence avec l’épidémie actuelle, il était impensable dans un univers mental et religieux qui reliait tellement le corps, la mort et la souffrance avec le salut et la rédemption, que l’Eglise restreigne publiquement son devoir fondamental d’accompagnement des êtres malades. Les églises, les lieux de culte, les centres de pèlerinage, les sanctuaires à reliques de tous les saints intercesseurs et protecteurs, ne fermèrent jamais leurs portes, accentuant sans doute une propagation fatale de la maladie. Le revers de cette médaille d’une piété flamboyante et collective touchait à la recherche d’une culpabilité spirituelle, symbolique, surnaturelle de ce qui, compte tenu de l’ampleur de la mortalité, ressemblait pour les tardo-médiévaux à un fléau divin, annonciateur d’une forme de fin des temps. Cette culpabilité pouvait avoir deux visages. L’un se tournait vers l’analyse de ses propres fautes, déclenchant tantôt une critique de l’Eglise établie et corrompue, dénonçant tantôt les péchés des croyants et provoquant des manifestations collectives, parfois sanglantes, du repentir chrétien sous la forme de ces cortèges de Flagellants se fouettant en place publique pour rappeler les plaies et les souffrances du Christ. L’autre visage de cette culpabilité se tournait contre l’autre, l’étranger, l’intrus, le mauvais croyant, perturbant le sage ordonnancement de la société chrétienne. Les Juifs, car le mécanisme était déjà ancré dans les habitudes, constituèrent de nouveau une cible de choix, accusés d’avoir empoisonné les fontaines, vicié l’air, répandu le sang contaminé d’animaux ou de cadavres. Ce fut donc aussi cela la peste du milieu du XIVe siècle : la recherche de responsables, l’exécution de communautés minoritaires, rejetées et fragiles, un désir de changement et de purification face à un monde déréglé.

On oublie seulement qu’à la différence d’aujourd’hui, deux éléments marquent différemment les deux situations historiques que la comparaison tente maladroitement de rapprocher. La première dimension est celle du temps et du rythme. Personne dans les années 1348-1350 ne songe à sa scandaliser qu’une solution, l’ébauche d’un traitement, d’une guérison ne puisse être trouvée en quelques semaines ou quelques mois. La seconde dimension est également temporelle mais sur un autre plan. L’Europe et la Méditerranée, à partir de 1348, ont dû apprendre à vivre avec une épidémie de très longue durée et aux conséquences durables. Cela a d’abord concerné la vie économique et rurale : certaines régions n’ont jamais retrouvé le nombre de villages et d’exploitations qu’elles comptaient avant 1348, et l’on estime que le niveau démographique d’avant-peste en Europe n’a souvent et au mieux été de nouveau atteint qu’un siècle plus tard. Ensuite, la peste s’installe pour des siècles dans le quotidien et l’imaginaire des populations. Après le premier pic épidémique du milieu du XIVe siècle, des résurgences de peste n’ont cessé de revenir en plein cœur de l’Europe : sporadiquement aux XVe et XVIe siècle, puis à Toulouse et dans sa région en 1628–1633, puis dans le Nord de l'Italie et à Londres dans les années 1660, à Marseille en 1720, à Londres de nouveau en 1764, à Moscou en 1771, de nouveau en Asie dans les années 1880/1890 et des accès à Marseille en 1902 et même Paris en 1920, au plus fort de la grippe espagnole… Comme l’on sait, on ne finit par identifier le bacille responsable qu’en 1894, par comprendre tout aussi tardivement le mécanisme de transmission de la puce et du rat à l’homme, et le premier vaccin n’a été développé qu’en 1896, c’est-à-dire quasiment hier.

Au total, ce qui doit finalement retenir l’attention des historiens dans un exercice de comparaison sur plusieurs siècles non pas des faits eux-mêmes mais de leurs représentations et de leurs conséquences, c’est le rapport au temps, ce qui ne doit pas étonner dans une démarche historienne sensible à la durée et à la compréhension de la vie des sociétés dans le temps. Ce rapport à la durée montre d’abord que chaque société réagit différemment, que celle du milieu du XIVe siècle ne s’est pas écroulée quand la moitié des hommes disparaissait en quelques mois, peut-être parce que les populations de ce temps n’étaient pas engluées dans un présentisme saturant l’horizon quotidien mais d’une certaine façon estimaient que le déroulement du salut et du devenir humain s’étendait sur le temps long dont seul Dieu connaissait le terme. Ce rapport à la durée, lié d’ailleurs à l’observation précédente, montre ensuite que l’horizon temporel d’une pandémie telle que celle du milieu du XIVe siècle se comprenait alors en termes d’années, voie de siècles, et non de quelques semaines au bout desquelles déjà l’accélération permanente de nos vies modernes nous fait perdre patience. Une insupportable patience, une temporalité particulière de l’espoir et de la sortie de crise, la décélération du rythme de vie : c’est aussi cela qu’enseignent les réactions passées aux épidémies pour peu qu’elles aient encore à nous dire quelque chose aujourd’hui.