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Gesellschaft im Krisenmodus - Quand les facteurs de risque ne sont pas intuitifs. L’épidémiologie face à l’histoire

16. Juni 

Serie "Gesellschaft im Krisenmodus: Geistes- und sozialwissenschaftliche Perspektiven auf Corona"

In dieser Zeit der Ungewissheit wollen die Wissenschaftler*innen des Centre Marc Bloch einen Beitrag zur kritischen Betrachtung des außergewöhnlichen Moments leisten, den die Welt derzeit durchlebt. Aus der Perspektive der verschiedenen am Centre Marc Bloch vertretenen Forschungsfelder beleuchten sie in dieser neuen Rubrik regelmäßig die Auswirkungen der "Corona-Krise" auf unsere Gesellschaften.

1. Artikel: "Virale Evolution - Vom worst case und Handlungsimperativen" (Andrea Kretschmann)
2. Artikel: "La Peste et le Corona (1/2)" (Denis Thouard)
3. Artikel: "La Peste et le Corona (2/2)" (Denis Thouard)
4. Artikel: "La pandémie Covid-19 au prisme de la Peste Noire" (Pierre Monnet)
5. Artikel: "What crisis? Corona as a socio-ecological shock" (Judith Nora Hardt)
6. Artikel: "L'Ukraine et sa double peine" (Sophie Lambroshini)

7. Artikel: "Comprendre et agir face à la pandémie (1/2)" (Olivier Giraud, Camille Nôus, Nikola Tietze)
8. Artikel
: "Comprendre et agir face à la pandémie (2/2)" (Olivier Giraud, Camille Nôus, Nikola Tietze)
9. Artikel: "État d’urgence sanitaire : les quartiers populaires sous pression policière" (Jérémie Gauthier)


 

Quand les facteurs de risque ne sont pas intuitifs. L’épidémiologie face à l’histoire

Emmanuel Delille

Emmanuel Delille est historien des sciences et de la santé, chercheur associé au Centre Marc Bloch et au Centre documentaire du Centre d’Archives en Philosophie, Histoire et Édition des Sciences (CAPHÉS, ENS-Paris).

Une version de cet article a été publié dans la revue Esprit en avril 2020

Les épidémies et les virus font partie de notre imaginaire. Mais l’épidémiologie est une discipline méconnue du grand public, qui n’a pas d’idée claire sur le type de savoirs qu’elle produit, ni sur les indicateurs mis au point par les épidémiologistes.[1]

            Depuis l’émergence de l’épidémie de COVID-19, l’épidémiologie s’invite dans notre vie quotidienne, sur les écrans, dans les journaux, et les données fournies par les épidémiologistes font tout d’un coup l’actualité. Pourtant, les leçons de l’épidémiologie, comme beaucoup de domaines scientifiques, ne sont pas intuitives. Les explications sont lacunaires ou pas assez explicites pour s’y retrouver facilement. D’abord, il n’y a pas une science des virus, mais un champ interdisciplinaire actif à plusieurs niveaux, fait de plusieurs types de savoirs qui se chevauchent et qui reçoivent les bénéfices de ce voisinage grâce aux échanges entre communautés scientifiques. Par exemple, depuis les débuts de la crise sanitaire causée par le COVID-19, la virologie, l’infectiologie, la biostatistique, la médecine tropicale ou encore la vaccinologie sont entrées en action, pas seulement l’épidémiologie. Le premier malentendu est de croire que l’épidémiologie est la science des épidémies virales. Non, aujourd’hui l’épidémiologie fournit essentiellement une modélisation des facteurs qui expliquent la diffusion d’un problème de santé dans la population. Voici une définition simple : « Un facteur de risque est tout attribut, caractéristique ou exposition d’un sujet qui augmente la probabilité de développer une maladie ou de souffrir d’un traumatisme. »[2]. Les cartes que les médias nous présentent sont basées sur des données épidémiologiques élémentaires, comme le nombre de nouveaux cas dans le temps et dans l’espace. Ensuite, sur la base de ces données, l’épidémiologie propose des indicateurs (fréquence, incidence, prévalence) pour prédire la diffusion d’une maladie dans la population, c’est-à-dire des probabilités en fonction de nos comportements et de l’environnement socioculturel dans lequel nous vivons. Il est bien évident, dans le cas de la pandémie due au virus COVID-19, que vivre dans un milieu urbain dense comme New York ou dans une zone rurale des Prairies canadiennes ne nous expose pas de la même manière.

            L’expertise des épidémiologistes concerne donc la santé de la population dans son ensemble, pas seulement les malades. Contre toute évidence, je souhaite rappeler rapidement que l’épidémiologie contemporaine est un domaine de connaissance parfois contre-intuitif, qui a évolué ces dernières décennies sous la forme de modèles complexes, ce qui mérite quelques éclaircissements historiques. On trouve certes en librairie des livres sur l’histoire des grandes épidémies : peste, variole, choléra, typhus, tuberculose, syphilis, etc. Cette manière de penser la maladie a fait les riches heures de la géographie médicale, une discipline reine dans les facultés de médecine du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, dans la société qui a émergé après 1945, transformée par la production industrielle de nouvelles classes de médicaments comme les antibiotiques, ainsi que par le développement des politiques de santé internationales (création de l’OMS en 1948), les épidémiologistes ont ouvert leur champ d’expertise aux pathologies chroniques, sans plus se limiter aux maladies infectieuses, en procédant à des études comparées et interindividuelles. C’est ainsi qu’ils ont renouvelé leur cadre de pensée et développé des modèles basés sur les facteurs de risque. En effet, qu’une pathologie soit virale ou non, sa distribution dans la population est très inégalitaire et il est dès lors pertinent de s’interroger sur la stratification sociale et les « profils à risque » pour mener la prévention.

            Il suffit de penser au lien désormais bien connu entre tabagisme et cancer du poumon. La preuve de ce lien est basée sur des corrélations. Évident ? Non, car il ne s’agit pas explicitement d’un lien causal mais d’une inférence[3] basée sur les statistiques, et parce que le lien n’a pas été démontré avant 1950. Fumer, dans cet exemple, c’est prendre un risque, au même titre que la pollution est un facteur de risque supplémentaire pour les affections pulmonaires de manière générale. Mais l’administration de la preuve est assez récente. En somme, l’épidémiologie a une histoire, la manière dont on comprend maintenant les facteurs de risque de l’épidémie de COVID-19 n’est plus celle avec laquelle on a compris la peste au Moyen Âge, le choléra au XIXe siècle ou encore le SIDA dans les années 1980.

            En France, depuis la création de l’INSERM en 1964, l’épidémiologie est structurée sous la forme d’équipes de recherche. Citons les équipes pionnières de Joseph Lellouch (unité 169, épidémiologie des maladies chroniques), Daniel Schwartz (unité 21, biostastistiques), Philippe Lazar (épidémiologie environnementale ; puis unité 155, génétique épidémiologique). Mais ce n’est qu’il y a trois ans qu’un comité d’histoire de l’INSERM s’est constitué. Son premier Cahier[4], publié il y a seulement quelques mois, est justement consacré à l’histoire de l’épidémiologie. Autant dire que peu de personnes s’intéressent à ce type de publication spécialisée. Cependant, pensons à un type d’explication donné par les experts à propos du COVID-19, relayé par les journalistes et qui n’a pas percé au début de l’épidémie : il y a des individus infectés qui restent « asymptomatiques ». Qu’est-ce que cela signifie ? Ces individus sont porteurs du virus et ils sont susceptibles de contaminer leur entourage immédiat, mais ils ne ressentent pas de symptôme, ou bien seulement des formes atténuées qui ne sont pas alarmantes. D’où l’illusion d’impunité si on est bien portant. Ce phénomène est connu depuis longtemps et les manuels d’histoire de la médecine fournissent toujours le même exemple. C’est le cas de Mary Mallon – passée à la postérité sous le nom de Typhoid Mary – qui a propagé la fièvre typhoïde en travaillant en tant que cuisinière pour des familles aisées de New York au début du XXe siècle ; les familles furent décimées les unes après les autres à chaque engagement, ainsi que les employés de maison, mais Mary Mallon est restée en bonne santé et insoupçonnée d’être le réservoir des germes avant une étude épidémiologique. Un cas célèbre ? Oui. Connu de tous ? Non, force est de constater que seuls les historiens, certains professionnels de santé et les rares étudiants qui suivent des cours d’histoire de la médecine à l’université sont familiers avec ce cas d’étude. Pourtant les faits indiquent que l’épidémie n’a cessé que quand Mary Mallon a été placée en quarantaine.

            Autre exemple, les épidémiologistes parlent de « vecteurs » et de « cluster ». Depuis quelques semaines, ces termes techniques se sont banalisés sur les sites d’information, alors qu’ils leur étaient encore inconnus au début de l’année 2020. Un vecteur peut être la surface d’un objet, où un virus est présent après un contact avec une personne infectée, et qui est susceptible d’intervenir dans la chaîne de transmission. Un cluster, toujours dans le cas d’un virus, prend la forme d’un cercle de sociabilité : l’épidémie de COVID-19 se répand au sein de la famille et au travail, chez nos proches, en fonction de nos habitudes sociales et de contacts plus ou moins rapprochés. Cela explique la décision d’interdire les réunions en groupe dans les espaces publics, même dans les parcs, une mesure mal comprise et guère appliquée à ses débuts, faute de pédagogie sur les risques, qui ne sont pas limités aux espaces confinés et qui peuvent s’accumuler. Car tous les membres d’un groupe n’encourent pas le même risque, il y a des phénomènes de comorbidité qui entraînent le risque supplémentaire de tomber plus gravement malade en raison d’autres problèmes de santé. Là encore, rien d’intuitif, puisque les affections pulmonaires ne sont pas les seuls facteurs de risque : par exemple, un surpoids important a été identifié comme facteur de risque en cas d’infection au COVID-19. Les facteurs sont multiples, ils s’additionnent ou interagissent : ils ne relèvent pas de notre observation immédiate, ni de nos intuitions, mais de l’analyse statistique.

            Pour monter maintenant en généralité, le passage d’une étude des épidémies à une épidémiologie des facteurs de risque a ouvert la voie à une gestion des pathologies non-transmissibles, voire « maladies de civilisation »[5]. Qu’entend-on par là ? Cela signifie que certaines maladies sont caractérisées par des « styles de vie à risque » et occasionnées, par exemple, par des excès en alimentation, en alcool, par le manque d’exercice, etc. On le voit, cette évolution des modèles épidémiologiques est liée à l’histoire des pays industrialisés. Cela signifie que l’épidémiologie n’est pas neutre, elle est intimement liée à nos modes de vie. Ainsi, ce que nous apprenons désormais sur les risques en situation de pandémie s’applique également à d’autres aspects de notre santé. Il existe une épidémiologie des maladies cardiovasculaires et des cancers[6], au même titre que l’épidémiologie de la grippe espagnole dont on nous rebat les oreilles à titre de leçon d’histoire, qui n’a pourtant rien d’exemplaire dans la mesure où le COVID-19 n’est pas la grippe. Certains problèmes de santé sont mieux connus que d’autres, voir surreprésentés au détriment d’autres. Par exemple, il existe une épidémiologie des troubles mentaux majeurs, comme la schizophrénie et la dépression, ou de troubles neuropsychiatriques plus spécifiques comme l’autisme, qui ne fait pas parler d’elle. En ce qui concerne cette dernière catégorie, il est intéressant de constater que les épidémiologistes ont également cherché des facteurs de risque, mais encore et surtout qu’ils ont été amené à démontrer l’absence de certains déterminants, contredisant en cela des théories dénuées de fondement. Qui sait par exemple qu’il existe des études[7] qui démentent l’existence de lien entre l’autisme et la vaccination des enfants ? L’épidémiologie a les outils pour affirmer si un lien est statistiquement significatif ou non, et donc pour éliminer les hypothèses douteuses, une ressource oubliée dans les débats.

            J’aimerai terminer par un dernier exemple tiré justement de l’épidémiologie psychiatrique, pour montrer qu’on est encore loin d’une connaissance partagée des savoirs de l’épidémiologie et de ses enjeux historiques. Car faire l’histoire de l’épidémiologie n’offre pas seulement une meilleure compréhension de ce qu’est un facteur de risque aujourd’hui, mais aussi permet d’éclairer la construction sociale des catégories devenues centrales dans notre manière de concevoir la santé, comme le handicap, la résilience et la souffrance – même en matière de santé mentale. Et comme les opinions et avis d’experts divergent sur la manière de gérer la pandémie de COVID-19, les épidémiologistes tiennent aussi des positions divergentes sur les risques et les précautions à prendre pour prévenir les troubles mentaux parce que les statistiques sont sujettes à interprétation. Dans le cas du COVID-19, certains pays ont fait le choix de garder ouverts écoles et garderies, d’autres non, car la faible proportion d’enfants malades est interprétée différemment. Sur le même mode, comment interpréter les statistiques concernant le taux de rémission de la schizophrénie dans le monde, c’est-à-dire les facteurs susceptibles d’aggraver ou d’améliorer les symptômes de troubles mentaux psychotiques graves ? Sur la base des études de l’OMS, on distingue deux tendances : pour certains experts, le taux de rémission est interprété comme meilleur dans les pays en voie de développement que dans les pays industrialisés, tandis que d’autres affirment au contraire qu’il n’y a aucun indice statistique significatif. La société urbaine, industrielle et moderne, réputée anxiogène, augmenterait les risques de rechute, alors qu’une prise en charge des personnes souffrant de schizophrénie au sein de communautés plus traditionnelles favoriserait la rémission, une hypothèse diversement appréciée puisque les pays industriels ont aussi plus de moyens de soin. Cette controverse, notamment basée sur l’interprétation des données épidémiologiques, a opposé Norman Sartorius[8] (OMS) à Alex Cohen[9] (Harvard), ce dernier remettant en question l’axiome d’un meilleur taux de rémission des troubles mentaux majeurs dans les pays en voie de développement et le rôle de soins traditionnels promus par l’OMS pour une meilleure prise en charge de la schizophrénie au niveau communautaire, ravivant en même temps les enjeux de l’histoire coloniale et les accusations de néocolonialisme. En effet, les questions sont complexes : les pays industrialisés peuvent-ils dicter leur approche de la santé au reste du monde, au mépris des différences socioculturelles, dans des secteurs de la médecine où les données statistiques sont limitées et basées sur de vastes comparaisons internationales ? La controverse est intéressante car elle montre que l’épidémiologie est inséparable des enjeux sociaux, politiques et culturels, qu’il n’y a pas de statistique neutre, indépendante de nos modes de vie.

            Cela est vrai à l’étranger comme en France, pour les maladies infectieuses comme pour les maladies chroniques. Finalement, si la situation actuelle génère une demande sociétale pour comprendre comment l’épidémiologie fait science et quelle est la signification des données épidémiologiques dont nous sommes bombardés en pleine crise sanitaire, il faudrait que les questions ne se limitent pas aux virus.


[1] Cet article est en partie tiré d’une présentation au Collegium-Institut d’Études Avancées de l’Université Lyon, le 28 janvier 2019. Remerciements : Erika Dyck, University of Saskatchewan.

[2] https://www.who.int/topics/risk_factors/fr/ Consulté le 10 avril 2020.

[3] Giroux É., « Facteurs de risque et causalité en épidémiologie », Matière première, n° 1, 2010, p. 9-28.

[4] http://www.ipubli.inserm.fr/handle/10608/10032 Consulté le 10 avril 2020.

[5] Berlivet L., « Épidémiologie », in : Fassin, D. et Hauray, B. (éds.), Santé publique. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2010, p. 34-44.

[6] Jasen P., « Breast Cancer and the Langage of Risk 1750-1950 », Social History of Medicine, vol. 15, nº1, 2002, p. 17-43.

[7] Fombonne E., Zakarian E., Bennett A., Meng L. et McLean-Heywood D., « Pervasive Developmental Disorders in Montreal, Quebec, Canada : Prevalence and Links With Immunizations », Pediatrics, vol. 118, nº1, 2006, p. 139-150.

[8] Hopper K., Harrison G., Janca A., et Sartorius N. éds., Recovery from Schizophrenia. A report from the WHO Collaborative Project, The International Study of Schizophrenia, Oxford, Oxford University Press, 2007.

[9] Cohen A., Patel V., Thara R. et Gureje O., « Questioning an Axiom: Better Prognosis for Schizophrenia in the Developing World ? » Schizophrenia Bulletin, vol. 34, nº2, 2008, p. 229-244.


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Emmanuel Delille
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