Publikationen

Gesellschaft im Krisenmodus - Comprendre et agir face à la pandémie (2/2)

04. Juni 

Serie "Gesellschaft im Krisenmodus: Geistes- und sozialwissenschaftliche Perspektiven auf Corona"

In dieser Zeit der Ungewissheit wollen die Wissenschaftler*innen des Centre Marc Bloch einen Beitrag zur kritischen Betrachtung des außergewöhnlichen Moments leisten, den die Welt derzeit durchlebt. Aus der Perspektive der verschiedenen am Centre Marc Bloch vertretenen Forschungsfelder beleuchten sie in dieser neuen Rubrik regelmäßig die Auswirkungen der "Corona-Krise" auf unsere Gesellschaften.

1. Artikel: "Virale Evolution - Vom worst case und Handlungsimperativen" (Andrea Kretschmann)
2. Artikel: "La Peste et le Corona (1/2)" (Denis Thouard)
3. Artikel: "La Peste et le Corona (2/2)" (Denis Thouard)
4. Artikel: "La pandémie Covid-19 au prisme de la Peste Noire" (Pierre Monnet)
5. Artikel: "What crisis? Corona as a socio-ecological shock" (Judith Nora Hardt)
6. Artikel: "L'Ukraine et sa double peine" (Sophie Lambroshini)

7. Artikel: "Comprendre et agir face à la pandémie (1/2)" (Olivier Giraud, Camille Nôus, Nikola Tietze)


Comprendre et agir face à la pandémie :

ce que la crise sanitaire du covid-19 révèle de l’articulation des solidarités dans les systèmes des politiques sanitaires et sociales en Europe (et ailleurs)

par Olivier Giraud, Lise CNRS, Paris, Camille Noûs, Cogitamus Laboratory, Nikola Tietze, Wiku-Fellow, Centre-Marc-Bloch, Berlin
Illustration : Yamna Assoubay

19 mai 2020

2e partie

2. La production internationale et européenne des connaissances dans le domaine social et relations entre cette production et globalisation

Les dimensions trans- et internationales de la production des connaissances et de la coordination de l’action publique dans les domaines sanitaire et social jouent un rôle clé dans la crise actuelle. Paul-André Rosental a montré pour le début du 20ème siècle (Rosental, 2006) à quel point les marchés enserrées dans la fiscalité nationale et le système national des cotisations sociales, tout comme les fondements des savoirs économiques et scientifiques, sont encastrés dans des interactions trans-, supra- ou tout simplement internationales. Dans la gestion de la crise sanitaire comme dans celle, à peine amorcée, des conséquences sociales et économiques de la pandémie, les définitions et traitements des problèmes se heurtent à la réalité des structures administratives et productives ou encore aux logiques des marchés. Pour ce qui touche à la recherche, les discontinuités dans les financements de long terme ainsi que les défaillances dans les échanges scientifiques à l’échelon international constituent des obstacles (Canard, 12-03-2020 ; Marichalar, 2020).

Les organisations internationales représentent des dispositifs de coordination cruciaux pour ces échanges scientifiques, voire pour la production des connaissances tout court. La crise du Covid-19 place l’OMS sur le devant de la scène internationale (Entretien avec Auriane Guilbaud, 2020), alors que d’autres organisations internationales sont amenées à intervenir, plus ou moins dans les coulisses, dans la gestion des conséquences de la pandémie, comme par exemple l’Organisation internationale du travail (OIT) qui publie, depuis mars 2020, des rapports sur l’impact de la pandémie sur le monde du travail et l’économie informelle et rassemble des données sur la protection des travailleurs et le chômage. A la manière de toutes les organisations internationales, aussi bien l’OMS que l’OIT s’efforcent actuellement à la fois de structurer les définitions et traitements des problèmes, en valorisant des standards internationaux, en récoltant des données et en réunissant des experts. Ces organismes fournissent aussi aux Etats des dispositifs de coordination que ces Etats ont eux-mêmes négociés et mis en place.

Le savoir social international entre marchés et enjeux géopolitiques

Constituant des « lieux de discussions multilatéraux » « où s’est construit un véritable savoir social international », notamment depuis 1945 (Kott/Lengwiler, 2017, 18, 20), les organisations internationales réunissent des acteurs dotés d’expériences et compétences professionnelles multiples et ainsi avec des rationalités diverses : représentants gouvernementaux, scientifiques, fonctionnaires nationaux et internationaux, experts mandatés par les organisations internationales, par les gouvernements, par des donneurs de fonds privés ou par des entreprises finançant de la recherche et développant de la technologie, par des représentants d’associations professionnelles internationales, des fédérations syndicales internationales (comme dans le cas de l’OIT, seul organisme tripartite sur la scène internationale), par des représentants d’organisations non-gouvernementales, etc. A cet égard, plusieurs espaces d’interaction traversent la production des connaissances et influencent les dispositifs de coordination dans la mise en œuvre des solidarités.

Deux de ces espaces d’interaction, liés dans des organisations internationales, sont particulièrement importants dans la crise sanitaire du Covid-19 et dans la gestion de ses conséquences sociales à l’échelon international. D’abord, les interactions entre défenseurs des solidarités, animés par la volonté d’établir des protections contre les marchés mondialisés, d’un côté, et partisans de l’autorégulation exclusive des marchés mondialisés et de l’extension le plus possible des principes de marché aux domaines social et médical, de l’autre. S’ajoute à ces interactions conflictuelles, les concurrences entre acteurs étatiques, campant sur leurs stratégies géopolitiques. Si les politiques sanitaires et sociales ont été conçues, notamment avec l’appui de l’OIT, essentiellement comme des protections contre les marchés à partir de 1945, elles se déclinent, suite à la critique néo-libérale à partir des années 1980, autour de prestations minimales dans les domaines de la santé et de l’éducation, promue par le Fond monétaire international et la Banque mondiale, défendant l’autorégulation du marché. Au début des années 2000, émerge le paradigme de « l’Etat d’investissement social », encouragé surtout par l’OCDE et l’UE. Il fait valoir des politiques sanitaires et sociales, à la fois compatibles avec les rationalités des acteurs du marché et faisant de la santé comme de la protection sociale des champs d’investissement individuel. Ces politiques forment aujourd’hui la toile de fond des inégalités sociales observables dans la crise du Covid-19.

Les interactions entre les acteurs étatiques et les enjeux géopolitiques, impactant la production des connaissances et les dispositifs de coordination des organisations internationales, sont particulièrement bien mis en lumière par les controverses sur le rôle de l’OMS et ses interventions depuis la déclaration des autorités chinoises d’une série de cas de pneumonie à Wuhan, le 31 décembre 2019. Accusée de jouer le jeu géopolitique du gouvernement chinois, les déclarations de l’OMS sont négligées ou servent d’argument à des politiques protectionnistes. En même temps, l’OMS est contrainte à la prudence vis-à-vis des enjeux géopolitiques qui structurent les relations entre ses Etats membres. A cet égard, elle s’est pliée aux exigences des autorités chinoises, en janvier 2020, contre l’avis des experts et n’a pas tout de suite déclaré la situation d’urgence sanitaire internationale (Entretien avec Auriane Guilbaud, 2020). Les connaissances produites dans le cadre des organisations internationales ont été, au cours du 20ème siècle, à maintes reprises instrumentalisés et récupérés à des fins politiques nationalistes, commerciales ou encore protectionnistes. Entre autres à l’aide des sciences naturelles et sociales, la diffusion du droit du travail et des dispositifs de protection sociale a servi aussi aux politiques eugéniques et raciales. C’est alors la plasticité d’usage des dispositifs internationaux « qui mérite analyse… » (Rosental, 2006, 134).

Cette analyse de la « plasticité d’usage » des connaissances et coordinations, produites et portées à l’échelon international et par les échanges transnationaux, s’impose actuellement d’autant plus que le resserrement généralisé sur le national ne peut pas expurger les interdépendances qui lient la protection sanitaire et sociale nationale au monde extérieur. Il est, à ce sujet, urgent de scruter le « savoir social international » (Kott/Lengwiler, 2017) pour dégager des perspectives ouvrant sur des jeux d’échelles bénéfique à la mise en place des solidarités. Les normes et droits fabriqués dans les organisations et associations internationales et régionales, depuis l’établissement de l’Etat social au début du 20ème siècle, constituent une assise possible pour repenser les interactions et les dispositifs de coordination à l’échelon international. D’abord, ces normes et droits font en sorte que la mise en œuvre des solidarités existe comme problème politique dans les interactions géopolitiques et à travers les échanges économiques. Ils imposent des pierres d’achoppement que les acteurs peuvent utiliser pour problématiser les réalités locales de la mise en œuvre des solidarités. Ensuite, les dispositifs juridiques et institutionnels à l’échelon international reposent, depuis 1945 de plus en plus fortement, sur une conception « déterritorialisés » des droits sociaux (Fertikh, 2019 ; Koenig, 2005). Ainsi, l’OMS est fondée, depuis sa constitution en 1946, sur le principe que la « santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » Cette conception déterritorialisée transforme les individus en ayants-droit au bien-être à la fois en amont de leur appartenance à un Etat national et leur système de sécurité sociale et indépendamment de leur statut sur les marchés du travail ou sur le marché mondialisé. La prenant comme point de départ de la réflexion, on peut imaginer des régulations internationales qui non seulement permettent d’encastrer la domination du marché, mais aussi ouvrent l’évaluation des politiques sociales sur davantage de paramètres que celui des coûts et des dépenses (Farahat, 2020).

L’Union européenne dans le maelstrom de la pandémie

Dans l’espace de l’Union européenne (UE), l’accès aux droits sociaux est réglé par l’appartenance de l’individu au territoire national d’un pays membre et la participation au marché unique européen pour une part. Pour le reste, toute une série de dispositifs juridiques et administratifs déterritorialisés jouent également un rôle : le régime de la citoyenneté européenne, la portabilité des droits sociaux, le régime spécifique des transfrontaliers de l’UE, les comités d’entreprise européens, la reconnaissance des fédérations syndicales européennes notamment dans le cadre du Comité économique et social, les Fonds européens (comme le Fond social européen FSE et le Fond européen d’aide au plus démunis FEAD) ou encore la Méthode ouverte de coordination (MOC). La Commission et la Cour de la Justice de l’UE (CJUE) se sont imposées, à différents degrés et dans différents domaines au cours de l’histoire des Communautés européennes et puis de l’UE, comme agents centraux de ce croisement (Fertikh 2016, Mechi 2017, Graziano et al 2013). Ces agents institutionnels ont été (et sont toujours) traversés par des jeux d’échelles internes qui ont conduit à des conflits entre les acteurs des différentes directions générales au détriment de la mise en place européenne des solidarités (Canihac/Laruffa, 2018). Ces conflits reflètent les évolutions des interactions, décrites plus haut à propos de l’échelon international, entre défenseurs de la protection sanitaire et sociale contre le marché et protagonistes de la marchandisation des solidarités – à point que la Commission explicitement et la CJUE indirectement promeuvent, depuis les années 2000, des politiques sanitaires et sociales, envisageant à soutenir les marchés et l’investissement individuel dans la santé et la protection sociale.

Les acteurs qui ont œuvré, entre les années 1950 et 1970, au sein de la Direction générale des affaires sociales de la Commission (DG V, aujourd’hui la Direction emploi, affaires sociales et inclusion DG EMPL), notamment avec l’appui des fédérations syndicales internationales et européennes et avec l’expertise produite par l’OIT, pour l’établissement d’un système européen de sécurité sociale (Wieters/Fertikh, 2019), ont été peu à peu évincés par les protagonistes de la critique néolibérale, notamment au sein de la Direction affaires économiques et financières (DG ECOFIN). Rétrospectivement, l’Acte unique européen de 1986 semble avoir été le dernier traité dans lequel les aspects sociaux ont été prises en compte. Depuis les années 2000, la Commission défend une conception de l’action publique axée sur « l’activation » des personnes sur le marché du travail et orientée sur les marchés. Parallèlement, définitions et traitements des problèmes dans le domaine social se sont progressivement déplacés d’une pensée focalisée sur les inégalités et les solidarités vers une pensée centrée sur le droit et la lutte contre les discriminations et visant l’inclusion de groupes sociaux spécifiques (Rowell, 2018). Cette conception repose essentiellement sur l’attribution de fonds à des projets ponctuels, développés dans chaque Etat membre par des organismes publics, des associations ou des fédérations caritatives et syndicales. A la différence de ce que certains acteurs de la Commission et de la mouvance syndicale avaient tenté dans les années 1950 et 1960, cette conception n’a guère besoin d’être encadrée par une réflexion pérenne prenant en compte les inégalités dans une perspective véritablement européenne.

La CJUE, l’autre acteur central du croisement entre logiques de souveraineté étatique, encadrant un marché national, et logiques supranationales, régulant un marché européen commun, est certes moins visible que la Commission dans le domaine des politiques sociales. Elle joue cependant un rôle primordial dans l’imposition et l’interprétation du régime européen de la citoyenneté sociale, comme la portabilité des droits ou encore l’égalité des ressortissants des pays tiers (migrants) dans l’accès aux droits (Farahat 2016). Ayant favorisé une interprétation large des droits civils de citoyenneté, notamment depuis l’arrêt Grzelcyk (2001), faisant de la citoyenneté européenne (et non de l’appartenance à un Etat membre) la condition de l’accès aux minima sociaux, les juges de la cour semblent, depuis 2015, abandonner cette doctrine dans leurs arrêts, touchants aux droits et prestations non contributives comme les minima sociaux. On observe alors une « stratification sociale » du droit à la libre circulation qui est au cœur du régime de la citoyenneté européenne (Farahat, 2017), en rattachant tout accès aux droits sociaux à l’activité économique et non pas à la durée du séjour et donc aux attaches familiales ou autres dans un pays membre (Tietze, 2018).

Ces jeux d’échelles internes aux institutions européennes se conjuguent avec les interactions intergouvernementales entre les Etats membres. Caractérisées par des asymétries économiques et en termes de pouvoir d’influence des décisions communes, ces interactions forgent un « fédéralisme interétatique » qui laisse libre cours aux influences des Etats membres les plus forts sur le marché unique et dans l’union monétaire (Lechevalier, 2018). Ce fédéralisme renforce les égoïsmes nationaux et les rationalités compétitives dans la conception des politiques sociales, au point de mettre en question, dans la crise sanitaire du Covid-19, à la fois les principes mêmes de l’Union – le marché unique et la libre circulation – et l’européanisation des systèmes de santé par la production du matériel médical, la mise en place d’un marché commun de services et de médicaments et la circulation des professionnels du secteur sanitaire (Hassenteufel, 2013). A titre d’exemple, en 2018 en Allemagne, entre 60 et 70% des 55.000 médecins étrangers par nationalité et formation sont des citoyens européens, notamment des Roumains (4666), des Grecs (3169) ou encore des Italiens (1511) (Ausländische Ärzte in Deutschland, 31-12-2018). Les mesures unilatérales des Etats membres, prises au début de cette crise, par exemple lorsque l’Allemagne et la France décident, mi-mars 2020, d’interdire les exportations des masques et du matériel médical au sein de l’UE et lorsque l’Allemagne, suivie par une dizaine des pays membres, ferme ses frontières le 15 mars, suspendent tristement l’européanisation dans le secteur sanitaire et mettent dans l’impasse les vies professionnelles et familiales multi-situées de milliers de personnes dans l’espace de l’UE.

Les différents régimes de confinement dans l’espace de l’UE témoignent d’une évolution des gouvernements européens et d’une meilleure prise en compte des situations des citoyens européens vivant dans les autres pays membres : par exemple des hôpitaux en Allemagne accueillent des malades venant de France ou d’Italie, des entreprises allemandes acheminent finalement du matériel médical vers l’Italie, la République tchèque envoie des équipements de protection en Italie et en Espagne, des professionnels hospitaliers roumains sont envoyés à Bergame en Italie à l’aide du Centre de coordination de la réaction d’urgence, mis en place par l’UE (Commission). Au sens de « la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres » (art. 3, 3 du TUE), ces gestes solidaires semblent une évidence et leur déclinaison en actions nationales venir d’une autre ère. L’européanisation des modes de vie des Européens paraît aujourd’hui plus avancée que celle des gouvernements nationaux. Au Luxembourg, par exemple, la crainte que l’absence de personnels hospitaliers transfrontaliers ne provoque une panne du fonctionnement du système sanitaire national a poussé à un accord avec les autorités françaises sur la libre circulation des frontaliers français, en échange de l’accueil de malades du Covid-19 en provenance du Grand Est français. En revanche, lorsque l’Autriche ferme ses frontières, nombre d’Italiens germanophones du Haut-Adige sont privés de tout accès à la santé parce que leurs médecins habituels se trouvent du côté autrichien de la frontière.

Au plus tard depuis la déclaration de sa présidente Ursula van der Leyen, le 15 mars 2020, sur le caractère néfaste des interdictions de vente du matériel médical à l’intérieur de l’espace européen, la Commission a tenté de rectifier la dérive des gouvernements nationaux. La Commission a par exemple publié des instructions pour la gestion des frontières « visant à protéger la santé et à garantir la disponibilité des biens et des services essentiels » ; a mis en place la Coronavirus Response Investment Initiative I et II, de 37 milliards d'euros, financée par des fonds structurels non utilisés, a proposé un mécanisme européen de ré-assurance du chômage (SURE) à la hauteur de 100 milliard € (Börzel/Risse 2020). La Banque centrale européenne (BCE), qui a lancé le Pandemic Emergeny PurchaseProgramme (PEPP) destiné à fournir des liquidités potentiellement illimitées, appelle également, via la voix de sa présidente, Christine Lagarde, au début du mois d’avril, les gouvernements de la zone euro à aligner leurs politiques budgétaires et monétaires et à être solidaires. Ces interventions des institutions européennes n’ont, cependant, guère réussi à convaincre les représentants gouvernementaux d’adopter une vision européenne dans la gestion de la crise sanitaire et de ses conséquences pour l’emploi et sur le renforcement des inégalités sociales, déjà importantes avant la pandémie Covid-19. Pourtant, l’amorce de la sortie des confinements dans les différents pays membres aurait pu représenter une occasion de prendre davantage en considération les réalités des relations sociales européanisées et de réinterpréter les dispositifs juridiques et institutionnels européens à l’horizon de la solidarité que les traités de l’UE imposent.

Au moment où nous écrivons ce texte et alors que les différents gouvernements européens entament le déconfinement, aussi bien la production européenne de connaissance que les dispositifs européens de coordination restent prisonniers des égoïsmes nationaux et de l’inquiétude (quasi obsessionnelle) pour les prérogatives décisionnelles dans le cadre de la souveraineté nationale. Au-delà de ces enjeux intergouvernementaux dans la gestion de la crise sanitaire et sociale dans l’UE, les controverses actuelles mettent également en lumière l’idée fixe que la mise en place des solidarités est soumise au fonctionnement des marchés à l’échelon national. Le savoir social et les dispositifs de coordination semblent alors être suspendu aux négociations des ministres des finances de l’Eurogroupe, qui réunit certes les pays les plus touchés par la crise sanitaire, mais pas l’ensemble des Etats membres de l’UE. Dans ce cadre prime l’objectif de stabilisation de l’Euro, garantissant la compétitivité sur les marchés mondialisés et imposant le devoir de veiller sur les dépenses sociales (Queiroz, 2020). Par ailleurs, certains Etats membres, comme l’Allemagne et l’Autriche par exemple, ont décidé des dérogations à leur fermeture des frontières intra-européennes et ont permis le recrutement ou le réembauche de travailleurs saisonniers dans l’agriculture, d’aides à domicile pour personnes âgées ou encore d’ouvriers de bâtiment venant de la Roumanie, de la Hongrie ou encore de la Pologne. Ces dérogations et le fait qu’elles concernent avant tout les secteurs précaires et peu, voire pas du tout, protégés du marché européen du travail donnent l’impression que la libre circulation des citoyens européens est avant tout un instrument de compétitivité économique qui s’affranchit aisément de tout enrobement dans la citoyenneté sociale.

Au regard des défis que pose la crise sanitaire à l’ensemble des habitants dans l’espace de l’UE et des connaissances scientifiques acquises ces derniers mois sur les différents facteurs influençant la propagation du Covid-19, la question se pose de savoir pourquoi toute une série d’acteurs clé au sein de l’UE n’harmonisent pas leurs réponses à la crise et ne proposent pas, sur la base des programmes et mesures de la Commission et d’autres institutions de l’UE, des mesures de solidarité, notamment pour faire face au dé-, puis au post-confinement. On pense en la matière notamment aux ministres du travail et des affaires sociales ou de la santé des pays, aux représentants des autorités régionales et communales (par exemple le Comité des régions) et aux partenaires sociaux (par exemple le Comité économique et social européen). Les programmes et mesures de l’UE peuvent, et sans doute doivent être critiqués pour leur faiblesse, leur incohérence, leur lenteur ou encore leurs caractères inadéquats. Il n’en reste pas moins qu’ils fournissent des assises structurelles pour réarticuler les interactions internes aux instances européennes à celles entre les exécutifs membres, mais aussi et surtout aux acteurs sociaux de la mise-en œuvre des solidarités.

 

 

Conclusion

Dans le cadre de la pandémie du Covid-19, la capacité des systèmes d’action publique à croiser les connaissances internationales et locales s’est avérée cruciale pour la gestion de la crise sanitaire. Un regard comparatif des situations en Allemagne et en France le montre bien. En Allemagne, le nombre de décès causés par le Covid-19 est relativement faible et la circulation du virus a pu être restreinte assez rapidement. Les autorités sanitaires et certains acteurs économiques prennent en compte, dès le début de l’année 2020, les informations, partagées par les chercheurs chinois avec leurs collègues dans le reste du monde, les alertes de virologues et épidémiologistes et les conseils de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Les représentants des Länder et le gouvernement fédéral reconnaissent alors relativement tôt la nécessité de tester systématiquement, d’isoler les malades, de mettre en quarantaine leurs contacts et d’identifier des « clusters » (Fertikh, 23-4-2020). Des PME locales de haute technicité débutent, dès janvier, la fabrication de tests en masse. En lieu et place d’un confinement stricte, les individus sont responsabilisés, mais les lieux collectifs sont fermés.

En France les décès, causés par le Covid-19 atteignent des chiffres bien plus élevés. Le pays entier est soumis à un confinement strict et autoritaire pendant deux mois. Le président de la République et le gouvernement ont dénié, jusqu’à la mi-mars, les risques de la pandémie, en dépit des alertes de l’OMS et de la gravité de la situation en Italie voisine depuis plusieurs semaines déjà. Ces responsables ne sont pas parvenus à se détacher de leur agenda de réformes dans les domaines social, scientifique et éducatif (RogueESR et le séminaire Politique des sciences, 26-04-2020). La désorganisation institutionnalisée du système de santé publique anéantit les chances de la fonction de veille sanitaire de jouer son rôle. La contestation des réformes de l’assurance-chômage et des retraites depuis décembre 2019 se conjugue, dans le domaine social et sanitaire, avec des mobilisations du personnel hospitalier, dénonçant le manque de moyens et du personnel et la marchandisation de la santé, puis des scientifiques devant l’agenda de réforme de la recherche publique annonçant plus de précarité (Eloire et al 2020). Par ailleurs, le tissu industriel français plus faible et plus entravé par le lean-management, restreint les possibilités de combler les manques d’équipement médical. Lourdeurs et incohérences de l’administration de la santé publique retardent les commandes de matériel indispensable et la délivrance des autorisations à produire tests et matériels.

Sans vouloir dresser un bilan caricatural, la crise du Covid-19 nous renvoie à des éléments de connaissance bien établis par la littérature d’analyse de l’action publique. L’autonomie et le pluralisme de l’expertise scientifique, le recours à la société civile (et non sa négation) en période de crise, la décentralisation de la production de connaissance, mais aussi des moyens d’agir apparaissent clairement comme des éléments clé de la réussite. Au-delà de la comparaison franco-allemande, les désastreuses expériences alimentées par le conflit aux Etats-Unis, et dans une moindre mesure en Espagne, rappellent à quel point est cruciale l’adhésion des parties prenantes à un même projet, en situation de crise. Cette notion évoque la notion de « mobilisation du consentement » que Peter Hall avait identifié comme une vertu de l’action publique allemande, dans le domaine socioéconomique (Hall, 1997). En France, on doit parler d’une « imposition » plus que d’une mobilisation du consentement, mais les divisions nationales politiques ou inter-régionales restent mesurées, au moins face à la crise sanitaire du Covid-19.

Restent à évoquer les raisons idiosyncratiques de la dérive de la santé publique à la française. En 2009, Claude Gilbert et Emmanuel Henry se référaient pour parler de la récente crise de santé publique de la grippe H1N1 en France, à une analyse de William Dab, ancien Directeur général de la santé, qui lui évoquait en 1997, les crises de santé publique des années 1980 et 1990 (Gilbert, Henry, 2009, p. 9). Sida, sang contaminé, vache folle, médicaments toxiques divers, donc le récent scandale autour du laboratoire Servier, canicule de 2003,… la litanie des errements de la santé publique en France rappelle à quel point les capacités d’apprentissage de l’action publique sont faibles. Les grandes réunions interministérielles censées refonder la santé publique en France au tournant des années 2000 et 2010 n’ont pas mieux réussi que les précédentes. Ce domaine reste le parent pauvre de la santé en France. Elle est mal considérée par la hiérarchie médicale et reste mal financée et mal organisée par l’Etat.

« La mobilisation du consentement » par vertu ou par imposition a su réduire la circulation du virus et éviter plusieurs milliers de décès de plus en Europe. La question se pose, en revanche, de savoir si elle tiendra face aux conséquences sociales de la crise sanitaire. Aussi bien les débats entre autorités territoriales et gouvernements fédéraux ou nationaux dans les différents pays européens que les controverses à l’échelon européen annoncent que les anciens clivages politiques et sociaux n’ont pas disparu avec l’arrivée du Covid-19. Au regard de l’européanisation des relations sociales dans le domaine sanitaire et par les structures de production et de commerce comme dans les modes de vie, la mise en œuvre des solidarités ne pourra pas se resserrer sur le national. D’autant moins que les relations sociales en Europe sont d’une manière quasi consubstantielle interconnectées avec le reste du monde, ne serait-ce que par les mobilités internationales de travail. La crise du Covid-19 révèle alors la nécessité de concevoir la solidarité davantage en termes transnationaux, ce qui exige, dans le cadre de l’UE, de réfléchir sur des politiques sociales redistributives véritablement européennes et de rompre avec la pensée exclusive de l’austérité. Le compromis franco-allemand du 18 mai et la proposition de la Commission européenne du 26 mai visant à créer une capacité d’endettement mutualisé, et forcement solidaire, pour l’UE vont dans ce sens. L’avenir dira si cette politique est viable et si elle représente le tournant historique annoncé par certains. Cependant, toute réarticulation de l’échelon européen et du multilatéralisme à l’échelle international aux jeux d’échelles propres au cadre national, requerra de repenser les rapports entre droits sociaux et protection sociale, d’un côté, et relations au marché, de l’autre.

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